updated 6:51 PM CEST, Jun 27, 2017

Bientôt...

 lemiliedegourdie1

ENCORE UN PEU DE PATIENCE!

LES NEWS SONT EN ROUTE!

genre&féminismes

Discours et pratique de combat

L’instrumentalisation de problématiques féministes interroge non seulement les enjeux politiques contemporains mais également certains usages du féminisme, et par conséquent les positionnements des féministes elles-mêmes. Elsa Dorlin, professeure à Paris VIII et spécialiste de ces questions, fait part de son analyse. Interview.

 

Comment travaillez-vous votre propre positionnement ?

Plusieurs points sont importants pour moi. Tout d’abord, je trouve qu’il est plus pertinent de se situer que de dire qui on est. Lorsque l’on travaille en études de genre et en théorie féministe, que l’on est soi-même engagée dans ce mouvement, on est hanté par la question « qui parle ? » ; par rapport à l’engendrement des rapports de pouvoir de genre, de sexualité, de couleur, de classe, les termes de cette interrogation sont assez problématiques parce que je crois qu’on a tendance à confondre la question précise du positionnement (« d’où est-ce que je parle ? »), avec cette injonction, cette question policière (« qui es-tu pour parler de ceci ou de cela ? »), ce qui est très différent à mon avis. Se poser la question et être interpellé-e sur « d’où je parle » implique de se situer dans un champ théorique mais aussi sur un échiquier politique, militant, dans des histoires collectives et dans une biographie intellectuelle, c’est-à-dire de se situer dans une cartographie complexe. En revanche, la question « qui es-tu ? » me semble être un dévoiement policier et si on accepte d’y répondre, on échouera à penser ensemble les luttes comme à inventer des coalitions.

La deuxième chose, c’est de considérer que les expériences que l’on fait du sexisme sont toujours et en même temps teintées de racisme, de nationalisme, d’hétéronormativité et de rapports de classe, et que ces expériences ne sont pas identiques et n’ont pas à l’être. En revanche, je dirais qu’elles sont commensurables, c’est-à-dire qu’il y a une commensurabilité, il y a un point commun, il y a des perspectives communes, des ponts, des langages, des univers partagés. Et c’est précisément dans ces univers partagés qu’il faut aller chercher les points de rencontre et les logiques de coalitions.

La dernière chose concerne l’engagement féministe. J’appartiens à des groupes politiques féministes pour qui la théorie est une pratique et la pratique est porteuse de théorie. Donc il n’y a pas d’un côté ma vie d’universitaire et de l’autre ma vie de militante.

 

Comment cette articulation entre théorie et pratique, entre vie universitaire et militante se concrétise-t-elle ?

Cette articulation se concrétise dans ma pratique de la théorie où j’essaie de faire preuve d’une probité et d’une rigueur intellectuelles qui font que je suis instruite et éveillée par tout un savoir militant que je contribue aussi à élaborer. Cette pratique théorique est tout entière engagée dans le monde.

Aujourd’hui, je pense qu’il est très important d’être lisible et audible depuis une position féministe qui consiste à alerter ou à se positionner dans un certain usage du féminisme, tant le féminisme est actuellement plus que jamais instrumentalisé voire incarné par des courants conservateurs.

Par exemple, dans la campagne présidentielle française mais aussi dans une certaine mesure en Hollande, en Belgique ou encore en Suisse avec la polémique sur les minarets, on assiste à une droitisation des problématiques féministes, c’est-à-dire une instrumentalisation des droits des femmes et des minorités sexuelles à des fins strictement racistes. Je pense qu’il y a un devoir de la part des intellectuelles et militantes féministes de ne pas s’engager auprès de personnes qui tentent d’utiliser ainsi le droit des femmes ou des homosexuel.l.e.s pour stigmatiser des groupes sociaux, des populations et des nations, ou même des civilisations, comme « plus » sexistes ou homophobes que d’autres ; ou alors il faut que les choses soient claires. Mon but c’est aussi de dénoncer les courants du féminisme qui aujourd’hui cautionnent cette voie du nationalisme, du culturalisme et du racisme. Pour ma part, je suis du côté du féminisme internationaliste et révolutionnaire, et je n’accepterai aucune récupération de mon propos ou de ma pratique par un gouvernement ou un Etat quel qu’il soit, par des partis politiques qui utilisent ma parole et mon engagement à des fins racistes. C’est pourquoi, avec Eleni Varikas nous avons ressenti l’urgence d’écrire un manifeste, « Nous, féministes… », entre les deux tours de l’élection présidentielle française en mai dernier afin de re-affirmer  l’engagement à la fois théorique et politique de milliers de féministes contre les dérives fascistes des gouvernements européens.

 

Quels sont à votre avis les autres enjeux actuels du féminisme ?

Les chantiers sont nombreux mais je crois qu’au fond la question centrale est celle des violences et d’un renouvellement des problématiques et des analyses féministes sur la violence.

C’est un chantier personnel, intellectuel et militant parce que je crois que c’est par la question des violences qu’a été possible la récupération ou la dérive raciste de l’agenda féministe. Par exemple, le fait de considérer qu’aujourd’hui l’ennemi des femmes est un ennemi complètement racialisé et que les violences faites aux femmes, c’est toujours ailleurs, chez les autres, chez « eux » ; ou encore ces formes de « barbarisation » des communautés minoritaires également au sein même des territoires nationaux (la communauté musulmane, les migrants venus du continent africain, les descendants de l’immigration post coloniale, tous ces groupes sociaux sont montrés du doigt comme si chez « eux » il n’y avait pas de respect des femmes et qu’ils avaient prétendument une culture particulièrement violente à l’encontre des femmes et des minorités sexuelles)… tout cette rhétorique est un véritable piège politique pour le féminisme.

On voit bien ici qu’on a affaire à une forme d’essentialisation, c’est-à-dire la réduction à une affaire de nature ou de culture d’une question qui est éminemment politique. Parce que la violence qui est faite aux femmes, elle n’a pas de classe, elle n’a pas de couleur, elle n’a pas de nation ou de religion, toutes les enquêtes sociologiques le montrent. Les violences faites aux femmes dans l’espace public, dans l’espace privé, dans l’espace professionnel, ne connaissent pas de culture particulière mais on continue de nous faire croire cela. Certes, une partie du mouvement féministe cautionne cela. Du coup, on rame pour signaler que le féminisme ce n’est pas non plus celles qui prennent la parole dans les média pour dire qu’effectivement le « garçon arabe » est « l’ennemi principal » des femmes aujourd’hui. Et d’ailleurs, les femmes, c’est qui ? Dans ce cas, on se réfère généralement aux femmes blanches, européennes, bourgeoises, hétérosexuelles … et il y aurait évidemment bien des choses à dire du côté de cette réduction du sujet du féminisme à une figure hégémonique.

 

 

Quelle est donc la tâche du féminisme envers cette question des violences ?

En même temps qu’il y a cette instrumentalisation raciste des violences faites aux femmes, je pense que l’on voit aujourd’hui les limites des discours et revendications qui s’en tiennent à la victime : « les femmes sont victimes de violence ». Il est évident que les femmes sont victimes de violence mais c’est un vocabulaire et une façon de politiser cette question par le bais d’une catégorie juridique. La victime renvoie à une catégorie juridique, anciennement c’est une catégorie qui a trait aussi à des questions de sacrifice mais admettons que c’est une catégorie, en tout cas dans la modernité, juridique. Or, cela implique le rabattement du politique sur le judiciaire. Je pense donc qu’on a tout intérêt à renouveler la façon dont on comprend la violence.

 

Comment ce renouvellement peut-il se traduire ?

Les victimes sont des résistantes, les femmes sont résistantes, les femmes résistent aux violences chaque jour, quotidiennement, dans la rue et ailleurs. Elles ne sont pas victimes de violences, elles résistent à la violence. Si à un moment donné on change ce point de vue et qu’on appréhende les femmes non pas comme des victimes mais comme des résistantes - des résistantes à tout ce sexisme ordinaire, à ces micro ou macro violences -, si on les interpelle de cette manière, alors le féminisme (re)deviendra un discours de revendication, un discours de lutte, un discours vraiment à même de renverser le rapport de force parce que cela implique toute une autre façon de se penser soi-même. Si je me considère comme une victime, je suis sans défense, je ne peux rien faire. Je m’en remets à l’Etat et aux tribunaux, et à raison, parce que la violence peut être incapacitante, mais quand bien même la violence est telle que ma résistance ne suffit pas à l’arrêter, quand bien même elle est systématique, quotidienne, continue, on fait toujours quelque chose, on agit, sinon on ne serait pas là pour en parler. Même de façon infime, insignifiante selon les normes des grands récits de la résistance et des luttes, les femmes tiennent bon. Donc toujours et en même temps qu’on est victime, on est toujours et en même temps résistante.

On peut se demander pourquoi à un moment donné les mouvements féministes historiques se sont privés d’un discours positif, révolutionnaire, de combat et de lutte qui a des généalogies très diverses (allant de Valérie Solanas avec le SCUM jusqu’au mouvement de libération des femmes dans les années 1970, qui avaient une rhétorique qui n’était pas centrée exclusivement sur la question de la victime), pour adopter des stratégies exclusives de prévention et de judiciarisation des violences. Il s’agit de se renouveler, de réinventer une mythologie féministe qui est une mythologie féministe de la puissance d’agir, de la puissance de résister des femmes et des minorités, tout en n’abandonnant pas la bataille juridique de la reconnaissance des violences faites aux femmes (et je pense notamment au combat actuel en France pour une loi efficace contre le harcèlement sexuel).

Je travaille sur la violence, non pas celle que l’on subit, on la connaît, on en fait l’expérience et il y a énormément d’études là-dessus. Ce qui m’intéresse, c’est la violence qu’on ressent face à cette violence, la colère, la rage, le sentiment d’injustice, de dégoût, de désespoir et ce qu’on fait de tout cela. Il faut la transformer en force politique et en puissance d’agir, et pour ce faire, il faut que le féminisme soit un discours et une pratique de combat.

 

 

Propos recueillis par Caroline Dayer et Joanna Osbert

© Photo Joanna Osbert

Histoires de famille

La famille n’est pas une institution naturelle.

Les questions autour de la famille déchaînent toujours les passions. Des réactions parfois extrêmes circulent lorsque la multiplicité des réalités familiales prend part au débat. l’émiliE s’est adressée à Eric Fassin, désormais professeur à Paris VIII  et spécialiste de ces thématiques, qui a analysé et déconstruit les arguments les plus fréquemment avancés. Interview.

 

Comment interpréter les arguments qui avancent que la diversité des formes familiales mettrait en péril la famille dite traditionnelle?

J’y entends beaucoup de choses. D’abord, nous avons affaire à un argument naturaliste sur la famille : «La famille, ça sert à la reproduction» ; or, bien entendu, c’est faux. Si c’était le cas, on interdirait par exemple le mariage aux femmes ménopausées. Il est donc clair que ce n’est pas ainsi que fonctionne aujourd’hui le mariage. La famille, ce n’est pas une institution naturelle. D’ailleurs, une «institution naturelle», c’est une contradiction dans les termes : une institution, c’est social – par définition ! L’idée d’une institution naturelle est donc un fantasme, sans rapport avec la réalité des familles. Il suffit de prendre pour exemple la possibilité d’adopter à titre individuel en France (je ne sais si c’est le cas en Suisse). Voilà qui montre bien que l’adoption elle-même n’est pas calquée sur la reproduction, puisqu’elle est ouverte aux célibataires. Songeons aussi aux femmes qui «font des enfants toutes seules» : tous ces cas de figure montrent que nous ne sommes pas dans un régime familial dont la vocation exclusive serait la reproduction. Sinon, la contraception et l’avortement ne seraient pas autorisés, surtout pour les couples mariés ! Il n’est donc pas vrai que la famille soit naturelle. Mais que signifie un tel argument ? Il dit ceci : nous voulons que la famille soit naturelle. Dire cela pour en exclure les homosexuels, c’est impliquer que l’homosexualité est contre nature. Et, indissociablement, c’est suggérer qu’instituer l’hétérosexualité, c’est la fonder en nature. Cette naturalisation du monde, à mon sens, est l’enjeu majeur de ces batailles politiques.

 

De quelle façon cette naturalisation du monde s’articule-t-elle avec un point souvent avancé qui est celui de la préservation de la nation ?

La Droite populaire en France, comme en Suisse, est surtout connue pour son combat contre l’immigration, par exemple contre la double nationalité. En même temps, elle s’est aussi battue contre l’introduction du terme de genre dans les manuels scolaires de biologie (Sciences de la vie et de la terre). On peut songer aussi aux propos homophobes récurrents de Christian Vanneste, député UMP. Ces discours reprennent d’ailleurs ceux du Vatican : c’est la même volonté de fonder en nature l’ordre social. C’est la raison pour laquelle le Pape Benoît XVI, en 2008 (devant la Curie romaine, ndlr), avait parlé d’une «écologie humaine». Selon lui, le mariage doit être protégé, tout comme les forêts tropicales. L’hétérosexualité serait-elle une institution en danger ? Par quoi est-elle menacée ? Par la reconnaissance de l’homosexualité à égalité avec l’hétérosexualité, autrement dit, la fin du privilège hétérosexuel comme fondement de l’ordre social. On voit bien que la nature est un argument opposé aux revendications démocratiques : poser un fondement biologique de l’ordre social, comme le font les conservateurs – religieux ou pas –, c’est ériger un rempart contre une vision du monde qui est inséparablement historique (le monde change) et démocratique (c’est notre monde, nous le faisons). On la pose contre une vision historique de l’ordre social, qui est une vision démocratique. Mais il y a plus : l’ordre social, c’est aussi un ordre national. En effet, la filiation ne renvoie pas seulement à la famille ; elle définit aussi la nationalité. Ainsi, naturaliser la filiation, ce n’est pas seulement naturaliser l’hétérosexualité ; cela renvoie à une nation fondée sur le droit du sang. Et la famille et la nation sont alors pensées comme des «institutions naturelles».

 

Après la famille, la nation, il est souvent question de l’intérêt de l’enfant…

On passe ici à un argument différent – même s’il y a une certaine ambiguïté : si l’on ouvre l’adoption aux couples de même sexe, le danger porte-t-il sur les enfants adoptés, ou sur l’enfance en général ? Dans le premier cas, cet argument psychologique n’est pas nouveau, et il a déjà été critiqué pour son conservatisme (il justifierait aussi bien l’interdiction du divorce). Dans le deuxième cas, il en va de la culture : la socialisation devrait être fondée sur le privilège de l’hétérosexualité. Pourquoi ? Il me semble que s’exprime là une peur étrange : on craint que si l’hétérosexualité n’est plus étayée par la force de l’État, elle ne s’effondre. Pour préserver l’hétérosexualité, il faudrait le soutien de l’institution. On retrouve le souci du Souverain Pontife… C’est une conception de l’hétérosexualité très pessimiste : si elle a tant besoin d’être soutenue socialement, faut-il croire qu’elle ne serait pas naturellement désirable ? Mais alors, comment peut-on dire qu’il s’agit d’une institution naturelle ? On retrouve la même contradiction entre les deux termes, mais cette fois-ci, dans la logique même de ceux qui s’en réclament : pourquoi faut-il soutenir socialement l’hétérosexualité si elle est naturelle ?

 

Les arguments conservateurs prônent qu’il n’est pas discriminatoire d’imposer leur schéma obligatoirement basé sur le couple composé d’un homme et d’une femme…

Certes, on ne peut pas dire que toute distinction soit discriminatoire. Par exemple, nous refusons la discrimination fondée sur l’âge ; mais nous jugeons quand même légitime d’interdire le mariage aux mineurs. La question est donc de décider : qu’est-ce qui relève de la distinction légitime, et qu’est-ce qui constitue une discrimination illégitime ? Pour le critère du sexe dans le mariage, la situation des personnes trans* peut servir de révélateur. Une personne mariée qui change de sexe doit-elle divorcer ? De même pour la filiation : pour reconnaître leur changement d’état civil, on impose en France la stérilisation aux trans*. On ne peut donc devenir parent avec son sexe antérieur. Mais on continue de l’être, si on avait déjà des enfants. Le «trouble dans la filiation» est donc bien là, puisqu’un père ou une mère peuvent changer de sexe. C’est aussi le cas pour les couples de même sexe : on sait qu’il y a souvent des enfants d’une vie antérieure. Donc, qu’est-ce qu’on en fait ? Comment peut-on poser la question des droits en oubliant la réalité existante ? Mais pour revenir à la discrimination, il me semble qu’il faut considérer le sexe comme un critère «suspect» : il sert en effet souvent à justifier des discriminations. Il demande donc à être justifié : c’est aux conservateurs de démontrer qu’il est nécessaire au mariage, ou à la famille, et non pas aux homosexuels de démontrer qu’il y a bien discrimination. Le fardeau de la preuve, il incombe aujourd’hui aux critiques du «mariage gai» : pour justifier qu’une telle distinction n’est pas discriminatoire, où sont leurs bons arguments ?

 

Si on évacue l’ordre social fondé sur la nature et l’intérêt de l’enfant souvent manipulé, que reste-t-il alors?

Il ne reste que le sens commun, qui s’autorise parfois de la Bible, travesti parfois d’une rhétorique scientifique. Mais en réalité, quand on dit «C’est la nature», ou «C’est Dieu », on veut dire «C’est la tradition», autrement dit «C’est comme ça». Cet argument doit son autorité au sens commun : «Tout le monde sait bien que…» Le problème, c’est qu’en démocratie, le sens commun ne suffit pas. On peut lui objecter des valeurs… démocratiques. Par exemple, nous ne laissons plus dire «Tout le monde sait bien que les Noirs sont paresseux» ou «Tout le monde sait bien que les femmes ne sont pas intelligentes». Pourquoi, en matière d’homosexualité, l’ordre social serait-il fondé sur des préjugés ? Comment justifier ce refus d’interroger le sens commun homophobe ?

 

Après avoir mis en évidence les dangers de fonder la démocratie sur le sens commun, qu’en est-il de l’intérêt commun ?

L’idée du bien commun suppose, pour les conservateurs, qu’il serait de l’intérêt commun que l’hétérosexualité soit instituée comme norme. Autrement dit, le bien commun supposerait qu’on dise que l’hétérosexualité c’est mieux. Si on essaie de voir sur quoi est fondée cette proposition – puisqu’il ne s’agit pas d’instituer la reproduction (elle est dissociée du mariage) – quelles sont alors les bonnes raisons de considérer que cette assertion est viable ? Encore une fois, face à celles et ceux qui – comme moi – posent la question de l’égalité, quelles réponses entendons-nous ? Car il me semble que ce qui a changé, c’est qu’il ne suffit plus de s’abriter derrière l’évidence supposée. Le bien commun, en démocratie, n’est pas donné par la nature. Il n’est pas défini a priori, par quelque principe transcendant. Il faut en débattre : c’est «nous» qui le définissons, de manière immanente. Il faut donc produire des arguments. En quoi la hiérarchie des sexualités est-elle conforme à l’intérêt commun, dans une société qui, par ailleurs, revendique en théorie l’égalité et non l’inégalité ? Plus personne n’ose défendre le sexisme ou le racisme ouvertement, moins encore les revendiquer théoriquement – même si bien sûr, en pratique, les deux continuent d’opérer dans nos sociétés. Pourquoi l’hétérosexisme serait-il encore compatible avec nos valeurs ? Ou, pour le dire en jouant sur les mots, pourquoi l’homo aequalis des sociétés démocratiques continuerait-il de s’accommoder d’un hétéro hierarchicus ?

© Photo Joanna Osbert

Questions féministes ou pas

Au cours de ses interventions à Genève, la philosophe et activiste Beatriz Preciado a invité les féministes à porter un regard plus critique sur le mouvement. Catégories et identités sont de nouveau au cœur du débat.

 

Les 6 et 7 mars derniers, Beatriz Preciado, de passage à Genève, donnait deux conférences : la première, grand public, portait sur son ouvrage Pornotopie, la seconde, adressée aux étudiant-e-s de la HEAD (Haute Ecole d’Art et de Design) et organisée par le programme Master de recherche CCC (Critical Cross Cultural Cybermedia) interrogeait la pratique artistique à travers les relations entre corps, pouvoir et vérité.

La rédaction de l’émiliE a suivi l’intervention de l’icône post-queer et soulève ici quelques pistes de réflexion pour les théoricien-ne-s, activistes, politicien-ne-s, militant-e-s, sympathisant-e-s ou toute autre aficionada féministe. Parce que Preciado a posé certaines questions à propos du féminisme contemporain qui en disent long sur la léthargie actuelle du mouvement et sur sa faiblesse à être force de proposition. Piquées au vif, les héritières d’Emilie Gourd que nous sommes, avons réagi illico. Notre sang n’a fait qu’un tour et aujourd’hui, nous prétendons secouer le cocotier en faisant notre autocritique, histoire de réveiller le ou la révolutionnaire qui dort en nous. La philosophe nous a en effet renvoyé-e-s à nos sources. Sauf qu’une large majorité de l’auditoire n’avait pas la moindre idée d’où elles se trouvaient.

Reprenons depuis le début, car c’est peut-être ça : nous avons perdu le fil. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Qui étaient les premières féministes ? D’où vient le terme féministe ? Tout est question de racine et d’origine. Savoir d’où l’on vient pour savoir où on va… Non, Madonna n’était pas la première, Virginia Woolf non plus, Colette ne l’a jamais été, il faut en fait remonter à la Révolution française en 1789. Le mouvement était collectif, c’était celui des citoyennes qui rassemblait des femmes non mariées, des filles-mères, des filles de mauvaise vie, des enfants abandonnés et les hommes que le nouveau régime écartait du pouvoir. Les personnes exclues des pratiques démocratiques en somme. L’ancêtre du féminisme est à l’origine de la pensée démocratique moderne et ce processus est toujours en cours, à travers la demande d’extension de l’espace démocratique.

Déjà à cette époque, les citoyennes demandaient l’égalité. Leur mouvement s’appuyait alors sur le système de ressemblance, la femme étant le prolongement de l’homme, sa copie en moins réussi, selon la science et la Bible. Tandis que la notion d’égalité apparaît à ce moment, un système de représentations de différence sexuelle et raciale se met en place : n’est pas citoyen qui veut et ces femmes ne peuvent en aucun cas se réclamer les égales des hommes. La résistance du groupe dominant s’organise en s’appuyant sur l’argument essentiel de la différence. Et, renversement de tendance, la science - qui plus tôt mettait dans le même sac l’homme et la femme - est appelée en renfort pour souligner chaque différence biologique entre les deux.

L’exclusion des femmes des droits politiques sous prétexte de leur «nature» les pousse dans le paradoxe de devoir justement revendiquer ces derniers en s’appuyant sur cette même «nature» afin d’obtenir l’égalité. L’historienne Joan Wallach Scott relève que pour Olympe de Gouges, qui a rédigé en 1791 la fameuse Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, «il ne s’agissait pas d’attester que les femmes étaient semblables aux hommes pour les faire accéder à la qualité de citoyen, mais de réfuter l’amalgame dominant du citoyen actif et de la masculinité, de rendre la différence sexuelle non pertinente en politique […]».

Des siècles plus tard, les femmes peinent encore à sortir de la condition naturelle dans laquelle elles sont enfermées. Beatriz Preciado, comme bien d’autres féministes, questionne le sujet du féminisme. Comme bien d’autres, elle invite à penser que ce ne sont ni la femme ni les femmes. La philosophe nous suggère de nous interroger sur ces notions lorsque nous les utilisons. Pour elle, le féminisme contemporain a la responsabilité de poursuivre un travail critique sur ces concepts qui ne correspondent pas à des vérités anatomiques, mais à des fictions politiques et qui sont utilisés à des fins d’oppression.

Le féminisme doit surtout pouvoir redéfinir l’espace politique, c’est une pratique de transformation sociale. La notion de femme ne peut plus être un outil politique. Les identités sont contradictoires, partielles et stratégiques. Il en va de même pour les notions de «classe», de «race», de «genre». L’histoire a montré que les divisions entre féministes et les femmes en général rendent le concept politique de femme caduc : on n’y fait que reproduire et renforcer les mécanismes d’oppression. Ce féminisme-là emprisonne à nouveau. En définissant a priori «les femmes», on crée une catégorie artificielle qui non seulement les assujettit au rapport de domination, mais reproduit aussi des exclusions entre elles. La philosophe américaine Judith Butler plaide depuis longtemps pour un féminisme qui ne se fonde pas sur la catégorie «femmes».

Alors comment remédier à cette crise du féminisme contemporain ? Beatriz Preciado suggère de chercher une réponse du côté des alliances, des affinités. Puisque le concept de «femme» exclut toutes les femmes non-blanches, les non-hétéros et de manière plus large toutes les identités «négatives», il est envisageable de construire un espace sans identification naturelle mais plutôt à partir d’un désir de coalitions et de lutte collective, contre les sexismes et les systèmes d’exclusion. C’est l’idée d’un transféminisme fait d’alliances ponctuelles transversales, qui prend en compte les héritages passés et les écueils à contourner. Il ne s’agirait pas d’une énième catégorie mais bien de l’invention de nouvelles pratiques, de la création de liens.

Dans ce cas, la question n’est donc pas celle de l’identité. D’ailleurs Beatriz Preciado souligne que nous avons été assigné-e-s homme ou femme à la naissance alors même que nous ne connaissons pas la carte de notre sexe chromosomique. Connaissez-vous la vôtre? Est-elle constituée d’une paire XY, XX ou de l’une des 12 autres combinaisons que la science (la revoilà) a découvertes ? Sans compter le sexe gonadique (testicules-ovaires), les organes internes (prostate-utérus), les organes génitaux externes (pénis et scrotum - vulve et vagin) ni tout ce qui ne se réduit à des aspects biologiques.

Qu’attendons-nous pour aller demander notre carte - qui pourrait bien nous surprendre - de cette assignation ?

 

Nathalie Brochard et Caroline Dayer

© Photo Joanna Osbert


Notice: Undefined offset: 1 in /home/clients/0e76f9398496447e4964931f675ef9d4/web/templates/gk_news2/html/pagination.php on line 18

Notice: Undefined offset: 1 in /home/clients/0e76f9398496447e4964931f675ef9d4/web/templates/gk_news2/html/pagination.php on line 34

Notice: Undefined offset: 2 in /home/clients/0e76f9398496447e4964931f675ef9d4/web/templates/gk_news2/html/pagination.php on line 34

Notice: Undefined offset: 3 in /home/clients/0e76f9398496447e4964931f675ef9d4/web/templates/gk_news2/html/pagination.php on line 34